Chacun pour soi

« Notre premier et dernier amour… soi-même. »

— Célèbre biscuitier de fortune

 

On peut toujours se fier sur les biscuits chinois et sur leur singulière syntaxe pour inspirer l’amatrice de destinées et de tournures alambiquées ! Les règles de l’art syntaxique n’auraient-elles pas préféré que notre premier et dernier amour soit nous-même ? Il semble que la fortune en a décidé autrement, même si le décalage entre le sujet et l’objet de son amour peut ici laisser un arrière-goût d’écueil amoureux…

Soi-même et ses semblables (nous-mêmes, eux-mêmes, moi-même…) sont des pronoms personnels disjoints (parce qu’ils sont séparés du verbe) renforcés par l’ajout de -même. Comme n’importe quel pronom, ils remplacent un mot ou un groupe de mots. Le pronom s’accorde en genre et en nombre avec ce qu’il remplace, mais il s’accorde aussi en personne !

Dans notre exemple, l’accord en genre et en nombre est bien respecté : le sujet notre premier et dernier amour, comme soi-même, est singulier. Dans les deux cas, il peut s’agir d’un masculin ou d’un féminin. Or, de façon générale, soi-même remplace un sujet indéterminé (un pronom indéfini comme on, quiconque ou chacun, par exemple) ou est utilisé dans une phrase qui ne comporte aucun sujet exprimé (Dans la vie comme dans les biscuits, c’est chacun pour soi.) Dans notre exemple de fortune, ce qui crée un décalage, c’est que la personne change, notre sous-entendant une première personne du pluriel — bien qu’utilisé ici comme un singulier — alors que soi-même réfère à la troisième personne du singulier.

Une maxime digestive est peut-être sans conséquence, mais d’autres exemples de pronoms mal assortis peuvent laisser place à une interprétation malveillante.

Pour mieux préparer le plan d’action de l’an prochain, il nous faudra observer les problèmes, se consulter, puis prendre des décisions éclairées. (sic)

Pareille erreur permet d’imaginer que les consultations seront faites par le locuteur auprès du locuteur lui-même… Nous consulter serait beaucoup plus productif ! Autrement, on peut presque déjà entendre la réplique :

Nous ne répondrons pas à cette consultation puisqu’on nous a demandé de ne pas se prononcer. (sic)

Assumez vos choix, optez pour le bon pronom !

Pour en savoir plus :

Sur le pronom se et son utilisation

Sur la confusion entre nous et se

Sur l’utilisation du pronom soi

L’art de la négation

(ou quand les compagnies de sodas rédigent en français du 17e siècle)

*** Un problème technique nous empêche de mettre convenablement les liens vers les sources de cet article. Nous sommes désolés pour cet inconvénient et nous tentons de remédier au problème le plus efficacement possible! ***

L’adverbe de négation constitue un exemple très parlant de la façon dont peut lentement évoluer une langue, entre norme et oralité, entre ordre et normalité. Présent dès les Serments de Strasbourg– rédigés en 842 et considérés comme le premier texte en français, du moins en roman, ancêtre du français – l’adverbe non s’est bientôt, en toute lenteur étymologique, mué en ne au milieu du 10e siècle.

Puis, peu à peu, des noms bien quotidiens sont venus complémenter les verbes dont l’incomplétude était marquée par ce ne. Je ne mange mie, miette; je ne bois goutte; je ne couds point; je ne marche pas. Mie, goutte, point et pas, pour ne nommer qu’eux, ont ensuite été entraînés dans un processus de grammaticalisation qui a transformé leur nature : de noms communs, ils sont devenus partie d’une locution adverbiale qui fonctionnait désormais en dyade.

Et cette évolution linguistique est toujours affaire pendante. Aujourd’hui, à l’oral, c’est le ne lui-même qui tend à s’effacer au profit de la seconde partie de la locution. Ainsi entend-on : « Je sais plus quoi faire, je pense pas y arriver… »

La place de la négation dans la phrase est elle aussi signe des temps. Aujourd’hui figée – autour du verbe conjugué; avant le verbe à l’infinitif (Je ne peux pas ne pas voir qu’il s’agit d’une difficulté!) – elle était encore laissée à la discrétion de l’auteur classique. Au 17e siècle, Molière pouvait donc écrire : « Et c’est n’estimer rien qu’estimer tout le monde » (Le Misanthrope, Acte I, scène 1), à l’instar de ses contemporains classiques qui choisissaient esthétiquement tantôt la formule ne + infinitif + pas, tantôt la tournure ne + pas + infinitif. Aujourd’hui, on considère comme archaïque le premier agencement, et les règles prescrites par les grammaires sont claires : il faut privilégier le second.

Quant à cette originale compagnie de sodas, de deux choses l’une : soit elle a utilisé la fonction « 17e siècle » de son site de traduction, soit elle n’a jamais entendu parler du truc modre/mordu servant à distinguer l’infinitif du participe passé.  Sur le bout de la langue trouve la première option beaucoup plus inspirante!

Pour en savoir plus:

Un article savant, complet, et plutôt complexe sur l’utilisation de « pas » et « point » en français classique :

http://www.claude-muller-linguiste.fr/wp-content/uploads/2012/09/N%C3%A9gation-classique.pdf

Des exercices du CCDMD:

http://www.ccdmd.qc.ca/media/synt_probl_51Syntaxe.pdf

Sur les Serments de Strasbourg:

(http://www.lexilogos.com/serments_strasbourg.htm)

 

Points en suspens

La semaine dernière, le magazine en ligne Slate.fr publiait la recension d’un très sérieux bouquin de Julien Rault paru en septembre dernier. Et ce très sérieux bouquin s’intéresse aux non moins sérieux points de suspension. Il n’en fallait pas plus pour que Sur le bout de la langue soit plongée dans une rêverie syncopée dans laquelle défilaient, en grappes, les fameux petits points…

S’ils connaissent une popularité exacerbée par les conversations instantanées et autres dialogues électroniques, les points de suspension n’ont pas toujours eu la cote. En fait, leur entrée dans la ponctuation remontrait, selon Rault, au 17e siècle, et leur dénomination actuelle, au 18e. D’abord appelés point interrompu, points de coupure ou points multiples, les points de suspension variaient aussi en nombre et ce n’est que vers le milieu du 19e siècle que les petits points ont trouvé leur apparence ternaire actuelle.

Rault les voit comme des « points de latence », moments d’un texte où on indique que quelque chose peut apparaître mais où on floute la nature de ce quelque chose.

Pour Sur le bout de la langue, les points de suspension sont la preuve d’une très grande confiance faite au lecteur. Après tout, qu’on les utilise pour laisser une phrase inachevée ou pour taire une relation louche avec monsieur F…, les points de suspension laissent le lecteur tout à fait libre de combler l’espace à sa manière, bienveillante ou tordue!

Néanmoins, s’il s’agit de laisser dans le flou, aussi bien le faire clairement. Il existe quelques règles typographiques qui encadrent l’utilisation des points de suspension, dont nous listons ici celles qui nous semblent les plus utiles. Les fonctions des points de suspension, selon le CCDMD, sont au nombre de quatre :

  1. Marquer une pause dans une phrase interrompue. Dans ce cas, on utilise simplement les points de suspension. Lorsque cette interruption survient à la fin d’une phrase, le point final se confond avec les trois petits points.
  2. Montrer qu’une énumération est incomplète. Dans ce cas, Il ne faut pas utiliser les points de suspension avec l’expression etc. Les deux éléments ont en effet la même fonction.
  3. Montrer une coupure dans une citation. Comme chaque modification apportée à une citation, il faut montrer la coupure à l’aide des crochets. On indique donc […] à l’endroit où la citation a été tronquée.
  4. Censurer un mot tabou, masquer une grossièreté, préserver un anonymat… On peut alors choisir, selon la teneur de ce qu’on veut cacher, de remplacer le mot au complet par les points de suspension, de n’en donner que la première lettre, ou que le début.

Pour en savoir plus :

Théorie et exercices sur le site du CCDMD

Informations typographiques précises sur le site du Bureau de la traduction du gouvernement canadien

Ponctuez prudemment!

Un style académique

En cette période de rentrée, de remise en question du parcours collégial et d’émissions de télé mettant en vedette des chanteurs en voie de le devenir (des chanteurs ou des vedettes), le mot académique est très à la mode. Pourtant, rares sont les occasions d’utiliser à bon escient cet adjectif qui ressemble beaucoup – malheureusement, peut-être – à l’anglais academic.

Selon la Banque de dépannage linguistique, il n’existe que deux acceptions françaises de l’adjectif académique. Le premier sens est celui qui relie directement académique à sa source, l’académie. Qu’elle soit une division administrative dans le domaine de l’enseignement (l’Académie de Musique, l’Académie culinaire…), ou une société littéraire ou scientifique (la très célèbre Académie française, par exemple), à l’académie se rapportent des choses académiques.

Le second sens attribué à l’adjectif est figuré et péjoratif : académique veut alors dire conventionnel, formel. Un peintre dont les tableaux seront jugés académiques soulèvera rarement les passions.

De cette façon, la rentrée des étudiants, tout comme leur parcours et leurs résultats, doit être scolaire (ou refléter leur niveau d’étude – la rentrée universitaire, le parcours collégial…). Quant aux chanteurs en devenir, s’ils participent à La Voix sans proposer de performances trop conventionnelles, ils ne devraient  pas recevoir la mention académique, contrairement – acceptions lexicales obligent! – à leurs ancêtres d’une autre émission populaire qui, elle, présentait l’académie comme un lieu d’enseignement (l’Académie des vedettes). Marie-Mai et consorts auront donc traversé les embûches académiques d’une télé-réalité dont le titre était lui-même un gigantesque (double) anglicisme[1].



[1] Selon Antidote, star est un anglicisme qu’on remplace, au Québec, par vedette ou étoile. Il est néanmoins toléré ailleurs dans la francophonie. La juxtaposition des deux noms («star» et «académie») est, elle aussi, un calque de l’anglais.

Échec

Il y a quelques jours, des habitants de Trout River, à Terre-Neuve, manifestaient leur inquiétude : une immense baleine bleue – rendue plus grosse encore par le processus de décomposition qui la gonflait de méthane – menaçait d’exploser sur ses rives.  Le cétacé, échoué sur les rochers, avait été fait prisonnier par les glaces et y avait laissé sa vie.

Dans quelques jours, les étudiants du cégep Marie-Victorin manifesteront leur inquiétude : l’heure des remises – rendue plus intense encore par les beaux jours qui font espérer les vacances – sonnera. Les étudiants menaceront-ils d’exploser? Certains, échoués sur les tables à pique-nique qui bordent le collège, ne sentiront peut-être pas le danger d’échouer à l’examen.

Que l’on soit baleine ou étudiant, il faut savoir que le verbe « échouer » s’emploie différemment s’il s’agit d’un échec ou d’un échouage. Lorsqu’il est utilisé au sens figuré de « ne pas réussir quelque chose », d’un échec, le verbe échouer doit être suivi de la préposition à. Celui qui ne s’est pas bien préparé pourra échouer à son examen (et non échouer son examen). Lorsqu’il est utilisé, toujours dans un sens figuré, mais sans la préposition, échouer peut signifier « ne pas aboutir », en parlant d’une action. (Les tentatives de persuasion de cet étudiant ont échoué. Les manœuvres pour déplacer le mammifère marin ont échoué.)

Finalement, comme les baleines, on peut échouer quelque part, se trouver dans un lieu par lassitude ou par hasard. Pour un navire, on parlera alors d’échouage. Ainsi, après l’examen final, plusieurs échoueront sur une terrasse ensoleillée pour célébrer le début de l’été.

Pour en savoir plus, l’article «échouer» de la Banque de dépannage linguistique.

Tout pour le tout

Tout pose problème. Tous les rédacteurs le savent. L’équipe de Sur le bout de la langue, tout occupée de votre bien-être et de votre bien écrire, vous propose un tout pour le tout.

Sur la Banque de dépannage linguistique: Tout déterminant, Tout adverbe, Tout pronom

Un tableau récapitulatif: Tout

Un exercice facile

Un exercice un peu plus difficile

Une liste d’expressions avec Tout

Pour aider les étudiants à réviser leurs travaux

Sur le bout de la langue publiait récemment une liste de trucs pour mieux se relire, insistant sur la nécessité de se distancier de son texte pour mieux le réviser. Nous vous proposons aujourd’hui, en complément à cet article, des documents s’adressant directement aux étudiants. On y donne quelques trucs pour réviser efficacement la langue d’un texte. Des documents à imprimer et à distribuer aux principaux intéressés!

Réviser la langue avant de remettre son texte

Révision de texte – fiche synthèse

Ah, les homophones ! Ce/Se

Plusieurs rédacteurs sont embarrassés lorsqu’il s’agit de choisir entre les homophones ce et se. Lorsqu’on leur demande s’ils connaissent un truc pour les démêler, certains répondront qu’il faut remplacer par cela pour voir si on utilise ce. Or, « cela chien » est une tournure très peu probable, mais il faudrait tout de même dans ce cas utiliser le démonstratif ce. Comment faire pour s’en sortir? Sur le bout de la langue vous propose ici un truc qui fonctionne dans une grande majorité des cas.

Pour choisir le bon ce, il faut déterminer la nature du mot qui le suit. Si ce est suivi d’un mot qui n’est pas un verbe, il faut utiliser le déterminant ce.

     Ce travail est difficile. (ce + nom)

     C’est ce qui arrive quand on n’est pas attentif. (ce + pronom)

     Ce beau moment tire à sa fin. (ce + adjectif + nom)

Si se est suivi d’un verbe autre que le verbe être, il faut utiliser se.

     Il se demande si ce livre est intéressant. (se + verbe demander ; ce + nom)

     Se souvenir d’une règle de grammaire n’est pas toujours facile. (se + verbe souvenir)

Avec ces deux premiers trucs, plusieurs cas sont réglés. Il ne reste que ceux dans lesquels ce (ou se) est suivi du verbe être. Il faut alors se demander s’il est possible de remplacer par il ou elle (ou ils ou elles). Si tel est le cas, il faut alors utiliser le pronom démonstratif ce.

     Ils se sont amusés comme des petits fous. (« Ils ils sont amusés » est pour le moins redondant.)

      Elles se sont demandé si elles devaient partir plus tôt. (« Elles elles sont demandé » ne fonctionne clairement pas.)

     Ce fut, malgré tout, une agréable soirée. (Elle fut, malgré tout, une agréable soirée. La tournure est étrange, mais possible.)

      Ce sont de véritables gentilshommes. (Ils sont de véritables gentilshommes. Irréprochable.)

 

Ce / Se, tableau récapitulatif

Une exception embêtante : pour ce faire

« Saveur du mois »

Novembre est un bon moment pour remettre les pendules à l’heure, et pour mettre les dates à jour.

Dans la vie quotidienne, il est fréquent de devoir écrire une date. Cette activité courante soulève pourtant de nombreuses angoisses. Faut-il utiliser l’article? La majuscule? La virgule?

En français, la règle est simple (c’est rare, il faut en profiter!): pas de majuscule, pas de virgule. L’article le peut être utilisé, si le contexte l’exige, et on le placera avant le jour et la date.

Ainsi, on écrira :

Le 11 novembre 2013

Lundi 11 novembre

Montréal, 11 novembre 2013

Nous avons rendez-vous le lundi 11 novembre à 15 h. (Et non « lundi le 11 novembre ».)

Certaines expressions liées aux dates sont aussi problématiques. La « saveur du mois » qui sert de titre à cet article est ainsi fautive, calquée de l’anglais. Il faudra lui préférer, selon le contexte, coqueluche du moment ou vedette de l’heure. On pourra aussi dire que quelqu’un a – ou n’a pas – la cote en ce moment.

Chers lecteurs, serions-nous maintenant « à date » dans nos connaissances sur les dates? Malheureusement non, puisqu’il s’agit encore une fois d’une expression fautive. « À date » vient en effet de l’anglais « to date » ou « up to date». Il faudra donc dire que nos connaissances sont à jour, et que nous n’avons eu aucun problème à comprendre ces règles jusqu’à maintenant.

Une belle histoire (de participes passés)

Il était une fois, dans un temps très ancien, une grammaire selon laquelle les participes passés s’accordaient toujours, à l’oral comme à l’écrit. « J’ai écrite une ode pour vous » aurait pu susurrer un chevalier à sa dame qui en aurait sans doute « versées quelques larmes » de bonheur.

Cette grammaire très accommodante à propos de l’accord du participe passé ne plaisait malheureusement pas à tous. Les pauvres copistes qui devaient mettre par écrit ces odes et ces larmes versées étaient parfois bien embêtés. Lorsque le participe qualifiait un nom ou un sujet placé plus tôt dans la phrase, tout allait bien, mais comment préserver l’esthétique des manuscrits lorsque le donneur d’accord apparaissait plus loin dans le texte? Fallait-il laisser un espace blanc entre deux mots pour – peut-être – revenir ajouter les lettres manquantes d’un accord à rebours?

Incapable de se résigner à produire un manuscrit troué de blancs, les copistes ont plutôt choisi de ne pas accorder ces participes passés dont le donneur d’accord apparaît plus loin… soit ceux qui sont employés avec l’auxiliaire avoir!

Vraie ou non – on pourrait, par exemple, lui opposer que les copistes transcrivaient un matériau écrit, que l’accord aurait normalement dû être déjà fait! – cette histoire est jolie et résume agréablement la méthode d’accord des participes passés de Marc Wilmet.

Selon le linguiste belge, 90 à 95 % des cas d’accord du participe passé peuvent être réglés à l’aide d’une seule question: « Qu’est-ce qui (s)’est…? »

Ainsi,

J’ai composé une ode pour vous.

Qu’est-ce qui est composé? Au moment où le participe passé est écrit, on ne sait pas ce qui a été composé, on ne l’accorde donc pas.

Les larmes versées par la dame étaient des larmes de reconnaissance.

Qu’est-ce qui est versé? Au moment où le participe passé est écrit, on sait qu’il s’agit des larmes, on accorde donc le participe passé avec ce qui a été versé, les larmes (f.p.)

Chers lecteurs, vous êtes convaincus?

Qu’est-ce qui est convaincu? Au moment où le participe passé est écrit, on sait que « vous » est convaincu, on accorde donc le participe passé (m. p.).

Comme les copistes du Moyen-Âge, les utilisateurs de la méthode Wilmet n’ont pas à retourner dans le texte pour rectifier les accords!